Portrait de la Fracture (9/54) : Le Rwanda - Entre l'Harmonie d'Imana et la Logique de la Haine

Cet article explore la spiritualité traditionnelle du Rwanda, marquée par la croyance en un Dieu unique, Imana, source de vie et d’harmonie. Cette quête d’ordre et de paix, incarnée par le Mwami, a structuré la société des mille collines. Mais en son cœur se cachait une faille : l’identité collective figée et la culpabilité de groupe, qui ont rendu possible la déshumanisation de l’autre. Exploitée et exacerbée, cette fracture a conduit à l’horreur du génocide de 1994, où des voisins se sont transformés en bourreaux.

PORTRAITS DE LA FRACTUREANIMISME

Vérité Le Noir

8/18/20255 min read

Introduction : L'Héritage sous l'Arbre à Palabres

Aujourd'hui, notre voyage nous mène au cœur de l'Afrique des Grands Lacs, sur les "mille collines" du Rwanda, une terre d'une beauté à couper le souffle, mais dont le nom est à jamais associé à l'un des chapitres les plus sombres de l'histoire humaine : le génocide de 1994. Pour comprendre comment une telle horreur a pu se produire, il ne suffit pas de regarder les événements politiques. Nous devons, avec un respect et une prudence infinis, nous asseoir sous l'arbre à palabres pour écouter la sagesse et les fractures de la vision du monde traditionnelle rwandaise. Notre quête n'est pas de chercher des coupables, mais de comprendre la logique spirituelle qui a pu mener à l'impensable.

1. Le Trésor : La Croyance en un Dieu Unique et la Quête de l'Harmonie

La spiritualité traditionnelle du Rwanda, partagée par les Hutu, les Tutsi et les Twa, est d'une clarté théologique remarquable. Elle est fondamentalement monothéiste. Au sommet de l'univers se trouve un Dieu créateur unique, distant mais bienveillant, appelé Imana.

Imana est le dispensateur de toutes les bonnes choses : la vie, la fertilité, la pluie, les bonnes récoltes. Contrairement à de nombreuses autres traditions, le panthéon rwandais n'est pas peuplé d'une multitude d'esprits intermédiaires capricieux. La relation avec Imana est relativement directe, bien que médiatisée par les ancêtres (abazima) qui sont considérés comme des protecteurs du lignage.

La vie sociale était hautement structurée et ordonnée autour de la figure du Mwami (le roi), considéré comme l'incarnation vivante et le régulateur de l'harmonie entre Imana et le peuple. La société rwandaise traditionnelle valorisait l'ordre, la discipline et la recherche de l'harmonie (amahoro). C'est une vision du monde qui, dans son idéal, aspirait à la paix, à la stabilité et à la bénédiction d'un Dieu unique.

(Source 1 : L'ouvrage de l'abbé rwandais Alexis Kagame, La Philosophie bantu-rwandaise de l'être, est une source de première main fondamentale, bien que parfois idéalisée, pour comprendre la complexité de la pensée et de la cosmologie rwandaises.)
(Source 2 : L'historien Jan Vansina, dans Antecedents to Modern Rwanda: The Nyiginya Kingdom, a analysé en détail la structure politique et sociale du royaume rwandais précolonial.)

2. La Fracture : Le Point de Rupture Moral

Cependant, cette quête d'harmonie portait en elle une fracture profonde, une faille qui, lorsqu'elle a été exploitée et exacerbée par les tensions politiques, s'est transformée en un abîme de haine : la fixité des identités de groupe et la logique de la culpabilité collective.

Dans la société rwandaise précoloniale, les identités Hutu (agriculteurs), Tutsi (éleveurs) et Twa (chasseurs-cueilleurs) étaient des catégories socio-économiques relativement fluides. Mais au fil du temps, et surtout sous l'administration coloniale belge qui a systématisé ces distinctions en les inscrivant sur les cartes d'identité, elles se sont rigidifiées pour devenir des catégories quasi "raciales".

C'est ici que la fracture spirituelle apparaît. La vision du monde traditionnelle, bien que monothéiste, ne possédait pas le concept d'une identité spirituelle supérieure capable de transcender les identités de groupe. L'individu était défini avant tout par son appartenance à un lignage, à un clan. La solidarité et la morale s'appliquaient principalement à l'intérieur du groupe.

  • La Culpabilité Collective : La notion de responsabilité était souvent collective, pas individuelle. Une faute commise par un membre d'un lignage pouvait rejaillir sur tout le groupe.

  • La Déshumanisation de "l'Autre" : Lorsque les tensions politiques se sont intensifiées, cette logique a permis la déshumanisation de l'autre groupe. Les propagandistes de la "Hutu Power" n'ont pas eu besoin d'inventer la haine à partir de rien. Ils ont exploité cette fracture ancienne, présentant les Tutsi non plus comme des voisins ou des concitoyens, mais comme un groupe étranger, une "race" d'envahisseurs (les inyenzi, "cafards") dont la faute collective supposée (la domination passée) justifiait l'élimination collective.

(Source 3 : Le livre du journaliste Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie, est une collection de témoignages poignants de survivants du génocide qui illustre cette logique de déshumanisation. L'ouvrage de Gérard Prunier, The Rwanda Crisis: History of a Genocide, reste une analyse historique de référence sur les racines du conflit.)

Comment une société qui croit en un Dieu bon et créateur de tous peut-elle en arriver à justifier le meurtre de ses voisins au nom de leur appartenance à un groupe ? C'est la contradiction tragique d'une spiritualité où la loyauté au clan est plus forte que l'humanité commune.

3. La Conséquence : Les Cicatrices dans le Présent

Les cicatrices du génocide sont la conséquence la plus évidente et la plus terrible de cette fracture.

  • La Méfiance et le Traumatisme : La société rwandaise est profondément traumatisée. La confiance entre les individus et les communautés est brisée et prendra des générations à se reconstruire.

  • La Justice et la Réconciliation : Comment rendre la justice après un tel crime ? Comment vivre à nouveau à côté de ses bourreaux ? Le Rwanda a tenté de répondre avec les tribunaux Gacaca, inspirés des traditions, mais le défi de la réconciliation reste immense.

  • L'Autoritarisme Politique : Le gouvernement post-génocide, pour empêcher le retour de la haine, a mis en place un régime très autoritaire qui contrôle étroitement le discours sur l'ethnicité, montrant la peur constante que la vieille fracture ne se rouvre.

4. La Solution Externe et le Questionnement Final

Et c'est ici que nous devons poser la question la plus douloureuse. D'où peut venir l'idée d'un pardon authentique ? D'où peut venir le concept d'une réconciliation qui ne soit pas juste une coexistence forcée, mais une véritable restauration de la relation ? D'où vient la force de voir dans le visage de son ancien bourreau non pas un "cafard", mais un être humain ?

Cette idée ne vient pas de la logique de la culpabilité collective et de la vengeance clanique.

Elle est un emprunt au cœur même de la vision du monde judéo-chrétienne. C'est l'Évangile qui introduit le concept le plus radical et le plus contre-intuitif qui soit : le pardon inconditionnel offert par Dieu en Christ. C'est la Croix qui est le lieu où la justice et la miséricorde se rencontrent. C'est le christianisme qui affirme qu'il n'y a "plus ni Hutu ni Tutsi" en Christ, mais une nouvelle humanité, une nouvelle identité qui transcende et guérit les anciennes divisions. De nombreuses histoires de pardon miraculeux au Rwanda sont nées dans les Églises, où victimes et bourreaux se sont reconnus comme frères et sœurs à travers une repentance et une grâce partagées.

Cela nous laisse avec une question cruciale. Une question pour chaque Rwandais qui pleure son passé et cherche à construire son avenir :

Si notre quête d'harmonie traditionnelle a pu être si facilement pervertie en une logique de haine, et si, pour trouver le chemin de la véritable réconciliation, nous sommes obligés d'emprunter au christianisme les concepts de pardon, de repentance et d'une nouvelle identité en Christ... ne serait-ce pas la preuve que la seule véritable harmonie (amahoro) ne se trouve pas dans l'équilibre précaire des clans, mais dans la paix que seul le Prince de la Paix peut donner ?

Comment construire une nation réconciliée sur les cendres de la haine, sans la puissance d'un Dieu qui, sur la Croix, a dit : "Père, pardonne-leur" ?