Portrait de la Fracture (8/54) : L'Ouganda - Entre la Majesté des Rois Divins et la Cruauté de l'Arbitraire

Cet article explore l’héritage des royaumes du Buganda, où le Kabaka régnait comme un roi divin, garant de l’ordre et de la prospérité. Sa cour centralisée a produit une civilisation raffinée, organisée et puissante. Mais cette sacralisation du pouvoir portait en elle une fracture fatale : l’arbitraire absolu. Le Kabaka, représentant des dieux, n’était soumis à aucune loi supérieure. Cela a engendré une culture de terreur, de sacrifices humains et de déshumanisation, facilitant la participation à la traite esclavagiste.

ANIMISMEPORTRAITS DE LA FRACTURE

Vérité Le Noir

8/18/20255 min read

Introduction : L'Héritage sous l'Arbre à Palabres

Aujourd'hui, notre voyage nous mène aux sources du Nil, en Ouganda, une nation d'une beauté et d'une diversité culturelle extraordinaires, la "perle de l'Afrique". Pour comprendre son âme, nous devons écouter les récits des grands royaumes qui ont façonné son histoire, notamment celui du Buganda. Asseyons-nous à l'ombre de cet héritage royal, non pas pour le juger avec arrogance, mais pour comprendre honnêtement sa logique. Notre quête reste la même : cette vision du monde, qui a produit une civilisation si structurée, nous fournit-elle une boussole morale assez solide pour guérir les blessures d'une nation marquée par l'instabilité et la violence ?

1. Le Trésor : L'Ordre Divin et la Centralisation du Pouvoir

La plus grande force de la civilisation du Buganda, et d'autres royaumes des Grands Lacs, était sa capacité à créer une structure politique centralisée et hautement organisée. À la tête de ce royaume se trouvait le Kabaka, un monarque dont le pouvoir n'était pas seulement politique, mais profondément spirituel.

Le Kabaka n'était pas un simple chef. Il était le lien vivant entre le monde des esprits, les ancêtres et son peuple. Sa santé et sa vitalité garantissaient la fertilité et la prospérité du royaume. Il était le garant de l'ordre, le juge suprême, et le chef militaire. Cette sacralisation du pouvoir a permis de transcender les loyautés claniques pour créer une identité Ganda unifiée et un État capable de se défendre et de s'étendre.

La cour du Kabaka, avec sa hiérarchie complexe de chefs, de ministres, de pages et d'artisans, était le centre d'une culture raffinée, avec une langue riche (le Luganda), une musique sophistiquée et des traditions orales complexes. C'est une vision du monde qui valorise l'ordre, la loyauté et la structure comme des fondements essentiels de la société.

(Source 1 : L'historien ougandais Samwiri Karugire, dans son ouvrage A Political History of Uganda, décrit en détail la structure et le fonctionnement de ces royaumes précoloniaux, en particulier le Buganda.)
(Source 2 : Les récits d'explorateurs comme John Hanning Speke, bien que marqués par les préjugés de leur époque, fournissent des descriptions de première main de la complexité de la cour du Kabaka Mutesa I dans son livre Journal of the Discovery of the Source of the Nile.)

2. La Fracture : Le Point de Rupture Moral

Cependant, cette vision du monde, qui concentrait un pouvoir absolu et divin dans les mains d'un seul homme, portait en elle une fracture terrible : l'absence totale de limites à l'arbitraire du pouvoir.

Si le roi est le représentant des dieux sur terre, alors sa volonté est la loi. Il n'existe aucune loi morale supérieure, aucune "constitution" transcendante à laquelle il doit se soumettre. La vie et la mort de ses sujets sont littéralement entre ses mains.

Cette fracture s'est manifestée par une culture de la cruauté et de la peur qui a stupéfié les premiers observateurs.

  • La Violence comme Outil de Gouvernement : La cour du Kabaka était un lieu de terreur constante. Des exécutions sommaires pour des offenses mineures ou de simples caprices du roi étaient quotidiennes. Le pouvoir du roi se manifestait non seulement par sa richesse, mais aussi par sa capacité à disposer de la vie de ses sujets sans justification.

  • Les Sacrifices Humains à Grande Échelle : Pour apaiser les esprits (Lubaale) ou pour des cérémonies royales (funérailles, constructions de temples), des sacrifices humains massifs étaient régulièrement pratiqués. Des groupes de "chasseurs d'hommes" royaux capturaient des victimes au hasard dans la population pour ces rituels.

  • La Déshumanisation du Peuple : Le sujet n'était pas un citoyen avec des droits, mais la propriété du roi. Cette logique a facilité la participation du Buganda à la traite des esclaves, à la fois avec les marchands arabes venus de la côte swahilie et plus tard avec les Européens.

(Source 3 : L'historien Richard J. Reid, dans son livre Political Power in Pre-Colonial Buganda, analyse comment la violence et le rituel étaient des instruments essentiels pour la consolidation et la performance du pouvoir royal.)

Comment un système peut-il prétendre garantir l'ordre divin tout en fondant ce même ordre sur la terreur et le mépris de la vie humaine ? C'est la contradiction tragique d'une spiritualité où le pouvoir n'est limité par aucune loi morale transcendante.

3. La Conséquence : Les Cicatrices dans le Présent

Les cicatrices de cette fracture sont encore terriblement visibles dans l'histoire de l'Ouganda moderne.

  • La Culture de l' "Homme Fort" : L'histoire politique de l'Ouganda post-indépendance a été marquée par une succession de dictateurs brutaux, comme Idi Amin Dada ou Milton Obote. Leur style de gouvernement – arbitraire, violent, où la volonté du leader est la seule loi – est un écho tragique du modèle du Kabaka absolu.

  • La Violence d'État et les Droits de l'Homme : Le mépris pour la vie humaine et l'usage de la violence comme outil politique restent des problèmes endémiques.

  • Les Tensions Ethniques et Royales : Les tensions entre le gouvernement central et les royaumes traditionnels (comme le Buganda) sont une constante de la politique ougandaise, héritage de ces anciennes structures de pouvoir.

4. La Solution Externe et le Questionnement Final

Et c'est ici que nous devons poser la question honnête. D'où vient l'idée révolutionnaire qu'un dirigeant doit être soumis à la loi ? D'où vient le concept de "droits humains inaliénables" qui protègent le citoyen de l'arbitraire de l'État ?

Cette idée ne vient pas de la tradition du pouvoir absolu du Kabaka.

Elle est un emprunt direct à la vision du monde judéo-chrétienne. C'est la Bible qui a introduit dans le monde une idée qui a fait trembler tous les trônes : il existe une Loi divine qui se tient au-dessus du roi. Le roi n'est pas la source de la loi ; il est, comme ses sujets, soumis à la loi de Dieu. C'est le prophète Nathan osant confronter le roi David pour son crime (2 Samuel 12). C'est le Deutéronome qui commande au roi de ne pas s'enorgueillir "au-dessus de ses frères" et de lire le livre de la Loi "tous les jours de sa vie" (Deutéronome 17:18-20).

Cela nous laisse avec une question cruciale. Une question pour chaque Ougandais, fier de l'histoire de ses grands royaumes :

Si notre plus grand modèle de gouvernement traditionnel était fondé sur un pouvoir absolu qui menait à la terreur et au mépris de la vie, et si, pour construire une nation juste et stable, nous sommes obligés d'emprunter à la Bible l'idée qu'un chef doit être soumis à une loi supérieure... ne serait-ce pas la preuve que la seule véritable royauté n'est pas celle qui place un homme au-dessus de la loi, mais celle qui place tous les hommes, y compris le roi, sous la loi de Dieu ?

Qui est le véritable Souverain : l'homme qui peut tuer sans rendre de comptes, ou le Dieu qui demande des comptes même aux rois ?