Portrait de la Fracture (16/54) : Le Mali - Entre la Sagesse du Mandé et la Hiérarchie des Castes

Cet article explore le paradoxe fondateur du Mali : l’héritage impérial mandingue, porteur d’une sagesse universelle, et la réalité d’une société marquée par des hiérarchies rigides. La Charte du Manden, proclamée par Sundiata Keita au XIIIe siècle, est un texte révolutionnaire qui affirme la valeur de toute vie humaine, condamne la servitude et défend la liberté d’expression. Pourtant, cette vision sublime a cohabité avec un système de castes figées – nobles, artisans castés, esclaves – et une économie largement fondée sur l’asservissement.

PORTRAITS DE LA FRACTUREANIMISME

Vérité Le Noir

8/18/20255 min read

Introduction : L'Héritage sous l'Arbre à Palabres

Aujourd'hui, notre voyage nous mène au cœur de l'ancien Empire du Mali, une terre qui fut le berceau de l'une des plus grandes civilisations de l'histoire africaine et le centre d'un savoir universitaire réputé à Tombouctou. Pour comprendre l'âme de cette nation, nous devons écouter les récits des peuples Mandingues (Bambara, Malinké, Dioula), dont la sagesse a été immortalisée dans l'épopée de Sundiata Keita. Asseyons-nous à l'ombre de cet héritage impérial, non pas pour le juger avec arrogance, mais pour comprendre honnêtement sa logique. Notre quête reste la même : cette vision du monde, qui a produit une charte des droits humains si précoce, nous fournit-elle une boussole morale assez solide pour guérir les profondes inégalités qui fracturent le Mali aujourd'hui ?

1. Le Trésor : La Charte du Manden et la Valeur de la Vie

La plus grande contribution de la civilisation mandingue à la pensée universelle est sans doute la Charte du Manden (Manden Kàlikan), proclamée, selon la tradition orale, par l'empereur Sundiata Keita au XIIIe siècle. Ce texte, transmis de génération en génération par les griots, est l'une des plus anciennes "constitutions" au monde.

Ses articles sont d'une sagesse et d'une modernité stupéfiantes. Elle proclame des principes révolutionnaires :

  • "Toute vie est une vie." Elle affirme la valeur de chaque vie humaine.

  • Le respect d'autrui : "Ne vous moquez pas de votre voisin."

  • L'abolition de l'esclavage : "La servitude n'est plus de ce monde." (faisant référence à la traite à grande échelle).

  • La liberté d'expression : "Chacun est libre de ses actes et de ses paroles."

Cette charte témoigne d'une vision du monde qui aspirait à la justice, à l'harmonie sociale et au respect de la personne humaine. La société mandingue était structurée par le concept de fadenya (rivalité entre frères, source de changement) et de badenya (solidarité entre frères, source de stabilité), une dialectique complexe pour gérer les relations humaines.

(Source 1 : La version la plus célèbre de la Charte du Manden a été transcrite et popularisée par l'historien guinéen Djibril Tamsir Niane dans son livre Soundjata ou l'épopée mandingue.)
(Source 2 : L'UNESCO a inscrit la Charte du Manden sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l'humanité en 2009, reconnaissant sa valeur universelle.)

2. La Fracture : Le Point de Rupture Moral

Cependant, et c'est ici que se trouve la fracture tragique, cette vision du monde si élevée dans son idéal cohabitait avec une réalité sociale qui la contredisait frontalement : un système de castes rigide et héréditaire.

La société mandingue traditionnelle était strictement divisée en trois grands groupes, sans possibilité de mobilité sociale :

  1. Les Horon (Nobles) : Les hommes libres, les guerriers, les princes.

  2. Les Nyamakala (Artisans castés) : Les forgerons (numu), les cordonniers, les griots (jeli), qui possédaient un savoir-faire essentiel mais ne pouvaient pas se marier en dehors de leur caste.

  3. Les Jon (Esclaves) : Les captifs de guerre ou les personnes nées en esclavage, considérés comme la propriété de leur maître.

C'est ici que la contradiction éclate. Comment une société peut-elle proclamer que "toute vie est une vie" tout en maintenant un système où la valeur et les droits d'une personne sont déterminés par sa naissance ?

  • L'Inégalité Institutionnalisée : Le système des castes est la négation même de l'égalité humaine. Il postule que certains sont nés pour diriger, d'autres pour servir, et d'autres encore pour être des biens meubles.

  • L'Hypocrisie sur l'Esclavage : La "Charte du Manden" proclamait l'abolition de la "servitude", mais dans la pratique, cela s'appliquait surtout aux raids et à la traite à grande échelle. L'esclavage domestique et de lignage est resté une institution centrale de l'Empire du Mali et des royaumes suivants. L'économie de l'empire reposait en grande partie sur le travail des esclaves dans les mines et les champs.

(Source 3 : L'historien Martin A. Klein, dans son ouvrage Slavery and Colonial Rule in French West Africa, a documenté en détail la prévalence et la persistance de l'esclavage dans les sociétés sahéliennes, y compris mandingues, bien après la proclamation de la Charte.)

Comment une vision du monde peut-elle produire l'un des plus beaux textes sur la liberté humaine tout en pratiquant l'une des formes les plus rigides d'inégalité sociale ? C'est la contradiction d'une morale qui reste confinée à l'idéal, sans avoir la puissance de transformer la structure de la société.

3. La Conséquence : Les Cicatrices dans le Présent

Les cicatrices de cette fracture sont encore douloureuses dans le Mali moderne.

  • La Persistance des Castes : Bien qu'illégal, le système des castes continue d'influencer profondément les relations sociales, notamment dans les zones rurales. Les mariages inter-castes restent très difficiles, et les descendants d'esclaves (la "descente par l'esclavage") subissent encore une forte discrimination.

  • Les Tensions Ethniques : Les conflits dans le nord du Mali sont souvent présentés comme des problèmes djihadistes ou séparatistes, mais ils sont aussi profondément enracinés dans ces anciennes hiérarchies entre les peuples "nobles" et ceux considérés comme leurs anciens "vassaux" ou "esclaves".

  • L'Obstacle à la Démocratie : L'idéal démocratique d'une citoyenneté égale pour tous se heurte à la réalité d'une société où la naissance détermine encore largement le statut et les opportunités d'une personne.

4. La Solution Externe et le Questionnement Final

Et c'est ici que nous devons poser la question honnête. D'où vient l'idéal d'une République du Mali où le descendant d'un Horon et le descendant d'un Jon seraient des citoyens absolument égaux devant la loi ?

Cette idée ne vient pas de la structure hiérarchique de la société traditionnelle, malgré la beauté de la Charte du Manden.

Elle est un emprunt à la vision du monde judéo-chrétienne. C'est le Nouveau Testament qui a introduit dans le monde l'idée la plus socialement explosive qui soit, celle que l'apôtre Paul a formulée : "Il n'y a ici ni Grec ni Juif, ni circoncis ni incirconcis, ni barbare, ni Scythe, ni esclave, ni libre ; mais Christ est tout en tous" (Colossiens 3:11). Le christianisme ne propose pas une simple "charte" de droits ; il crée une nouvelle humanité, une nouvelle famille, où les anciennes hiérarchies de sang et de naissance sont anéanties par le statut commun d'enfants de Dieu.

Cela nous laisse avec une question cruciale. Une question pour chaque Malien, fier de l'héritage de Sundiata Keita :

Si notre plus grand texte de sagesse, la Charte du Manden, n'a pas eu la puissance de déraciner le système des castes et l'esclavage de notre société, et si, pour construire une nation véritablement égalitaire, nous sommes obligés d'emprunter à l'Évangile l'idée d'une nouvelle naissance qui efface les hiérarchies du sang... ne serait-ce pas la preuve que la Charte est une aspiration magnifique, mais que seul le Christ a le pouvoir de la rendre réelle ?

Comment construire une société d'égaux sur une tradition qui a sacralisé l'inégalité ?