Portrait de la Fracture (15/54) : La Côte d'Ivoire - Entre l'Opulence du Trône et la Peur du Voisin

Cet article plonge au cœur de la Côte d’Ivoire pour explorer l’héritage spirituel et politique des grands royaumes Akan et Krou. La richesse symbolique des trônes, de l’or et du culte des ancêtres a façonné une culture raffinée où la palabre et l’art sont au service de l’ordre social. Mais cette grandeur portait en elle deux fractures profondes : la peur de la sorcellerie, qui alimente une méfiance constante, et l’autochtonie comme critère d’identité, qui exclut l’"étranger".

PORTRAITS DE LA FRACTUREANIMISME

Vérité Le Noir

8/18/20255 min read

Introduction : L'Héritage sous l'Arbre à Palabres

Aujourd'hui, notre voyage nous mène en Côte d'Ivoire, une terre de forêts denses et de lagunes scintillantes, un carrefour de peuples et de cultures. Pour comprendre son âme, nous devons écouter les récits des grands groupes qui l'ont façonnée, notamment les Akan (comme les Baoulé et les Agni) à l'est et les Krou (comme les Bété) à l'ouest. Asseyons-nous à l'ombre de cet héritage diversifié, non pas pour juger avec arrogance, mais pour comprendre honnêtement sa logique. Notre quête reste la même : cette vision du monde, qui a produit des sociétés si complexes, nous fournit-elle une boussole morale assez solide pour guérir les profondes divisions qui ont marqué l'histoire récente du pays ?

1. Le Trésor : L'Art du Politique et la Richesse Symbolique

La plus grande force des sociétés traditionnelles ivoiriennes, en particulier des royaumes Akan comme celui des Baoulé, est leur sens extraordinairement raffiné de l'art, de la politique et du symbole.

La vision du monde Akan est structurée autour d'une hiérarchie complexe de chefs de lignage et de rois, dont le pouvoir est visible à travers une opulence matérielle et symbolique éblouissante. L'or n'est pas seulement une richesse ; il est un signe de la puissance et de la légitimité du chef. Les trônes sculptés, les poids à peser l'or aux motifs complexes, les parures royales... chaque objet est porteur d'un message politique et spirituel, racontant l'histoire du lignage et sa connexion avec les ancêtres.

Cette culture valorise l'harmonie sociale, la diplomatie (la "palabre" comme outil de résolution des conflits) et une esthétique sophistiquée. La spiritualité est centrée sur le culte des ancêtres du lignage, qui sont les garants de l'ordre et de la prospérité. C'est une vision du monde qui a produit des œuvres d'art parmi les plus admirées au monde et des structures politiques d'une grande stabilité.

(Source 1 : L'ouvrage de l'historienne de l'art Susan Mullin Vogel, Baule: African Art, Western Eyes, est une référence pour comprendre comment l'art baoulé est intrinsèquement lié à la spiritualité et à la vision du monde.)
(Source 2 : Les travaux de l'anthropologue Georges Niangoran-Bouah sur les "poids à penser" Akan (poids à peser l'or) ont révélé la profondeur philosophique de ces objets, qui sont porteurs de proverbes et de codes moraux.)

2. La Fracture : Le Point de Rupture Moral

Cependant, cette vision du monde si raffinée portait en elle une double fracture qui a généré méfiance et exclusion : la peur de la sorcellerie et une identité définie par l'autochtonie.

  • La Sorcellerie (Amon) comme Explication de l'Échec : Dans la pensée Akan, comme dans de nombreuses autres traditions, le succès visible attire la jalousie invisible. Si un lignage prospère, il est souvent suspecté de le faire au détriment de ses voisins, par l'usage de la sorcellerie (amon). Un malheur, une maladie ou une mort inexpliquée est presque toujours attribué à l'acte malveillant d'un "mangeur d'âmes". Cela crée une société de méfiance généralisée, où la réussite du voisin est une menace potentielle et où l'échec trouve une explication facile dans l'attaque occulte.

  • La Fracture de l'Ivoirité : L'Autochtone vs l'Étranger : La légitimité et les droits, notamment le droit à la terre et au pouvoir, sont profondément liés au lignage et à l'autochtonie. "Être de la terre", être le descendant des premiers occupants, vous confère une légitimité que l'"étranger" (allogène), même s'il est installé depuis plusieurs générations, ne peut jamais pleinement acquérir. Cette distinction a été une ligne de fracture constante dans l'histoire des peuples de la région.

Cette double logique a eu des conséquences historiques claires. La méfiance liée à la sorcellerie a freiné la coopération à grande échelle, et la distinction autochtone/étranger a justifié l'exclusion et, à certaines époques, la participation à la traite négrière, où les captifs étaient souvent des "étrangers" capturés lors de guerres.

(Source 3 : L'historien Jean-Pierre Dozon, dans son livre La Société bété, analyse la structure sociale et les tensions inhérentes à une société lignagère, qui ont été exacerbées à l'époque moderne.)

3. La Conséquence : Les Cicatrices dans le Présent

Les cicatrices de cette double fracture sont la clé pour comprendre la crise politique et militaire qui a déchiré la Côte d'Ivoire au début des années 2000.

  • L'Idéologie de l' "Ivoirité" : Le concept politique de l'"Ivoirité", qui a émergé dans les années 1990, n'a fait qu'exacerber et politiser cette ancienne fracture. En tentant de définir "qui est un vrai Ivoirien", cette idéologie a marginalisé des millions de citoyens, notamment ceux originaires du nord du pays ou de la diaspora burkinabé, les qualifiant d'"étrangers" et leur contestant leurs droits politiques et fonciers. C'est le carburant direct de la guerre civile.

  • La Méfiance Politique : La vie politique ivoirienne reste profondément marquée par la méfiance. L'adversaire politique n'est pas vu comme un concurrent légitime, mais souvent comme un "sorcier" qui cherche à nuire au pays ou à sa propre communauté.

  • Les Conflits Fonciers : Les tensions violentes autour de la propriété de la terre entre les communautés "autochtones" et les migrants (intérieurs ou extérieurs) sont un problème endémique.

4. La Solution Externe et le Questionnement Final

Et c'est ici que nous devons poser la question honnête. D'où vient l'idéal d'une République de Côte d'Ivoire fraternelle et inclusive, où le Baoulé, le Bété, le Dioula et le Burkinabé installé depuis trois générations auraient les mêmes droits et la même citoyenneté ?

Cette idée ne vient pas de la logique de l'autochtonie et de la peur de l'étranger.

Elle est un emprunt à la vision du monde judéo-chrétienne. C'est la Bible qui a introduit l'idée révolutionnaire que notre véritable citoyenneté n'est pas définie par notre lignage terrestre, mais par notre appartenance à la famille de Dieu. C'est le Nouveau Testament qui brise la distinction entre l'autochtone et l'étranger. L'apôtre Paul dit aux croyants non-juifs : "Ainsi donc, vous n'êtes plus des étrangers, ni des gens du dehors ; mais vous êtes concitoyens des saints, et gens de la maison de Dieu" (Éphésiens 2:19). C'est Jésus, dans la parabole du Bon Samaritain, qui redéfinit le "prochain" non pas comme le membre de son clan, mais comme toute personne dans le besoin, même l'ennemi héréditaire.

Cela nous laisse avec une question cruciale. Une question pour chaque Ivoirien qui a souffert de la division et qui rêve d'une paix durable :

Si notre spiritualité ancestrale, en fondant les droits sur l'autochtonie, a créé la fracture qui a mis notre nation à feu et à sang, et si, pour construire une république de frères, nous sommes obligés d'emprunter à l'Évangile l'idée d'une citoyenneté qui accueille l'étranger... ne serait-ce pas la preuve que la seule véritable "carte d'identité" qui puisse nous unir n'est pas celle de nos lignages, mais celle de notre statut d'enfants de Dieu ?

Comment construire une nation hospitalière sur une fondation qui a peur de l'étranger ?