Portrait de la Fracture (1/54) : Le Nigeria - Entre la Sagesse d'Ifá et le Poids du Destin Yoruba

Le Nigeria, cœur vibrant de l’Afrique de l’Ouest, porte un héritage spirituel unique avec la sagesse Yoruba et le système divinatoire Ifá, reconnu par l’UNESCO. Cette tradition, riche en récits et en enseignements, repose sur la croyance en Olodumare, les Orishas et le destin individuel (Ori). Mais cette vision du monde soulève une fracture morale profonde : si tout est prédéterminé, qu’en est-il de la responsabilité personnelle et de la justice ?

PORTRAITS DE LA FRACTURE

Vérité Le Noir

8/17/20254 min read

Introduction : L'Héritage sous l'Arbre à Palabres

Aujourd'hui, notre voyage nous mène au cœur battant de l'Afrique de l'Ouest, en terre nigériane, une terre riche de l'héritage de centaines de peuples, mais profondément façonnée par la vision du monde complexe et fascinante du peuple Yoruba. Asseyons-nous sous l'arbre à palabres pour écouter la sagesse de leurs anciens, non pas pour la juger avec arrogance, mais pour la comprendre avec honnêteté. Notre quête est simple : cette sagesse, aussi profonde soit-elle, nous fournit-elle une boussole morale assez solide pour affronter les défis de notre temps ?

1. Le Trésor : La Sagesse d'Ifá et l'Ordre Cosmique

Il est impossible de ne pas être impressionné par la richesse de la spiritualité Yoruba. Loin d'être un "simple animisme", c'est un système théologique d'une grande sophistication. Au sommet se trouve Olodumare, le Dieu créateur, lointain et transcendant. En dessous de lui, une multitude d'esprits ou de divinités, les Orishas, gouvernent chaque aspect de la nature et de la vie humaine : Shangô pour le tonnerre, Oshun pour les rivières, Ogun pour le fer...

Mais le véritable trésor de cette tradition est peut-être le système de divination Ifá, un corpus littéraire et spirituel si complexe qu'il a été classé par l'UNESCO comme un "Chef-d'œuvre du patrimoine oral et immatériel de l'humanité". Les prêtres d'Ifá, les Babalawos, ne sont pas de simples devins. Ce sont des historiens, des médecins, des philosophes et des conseillers qui, à travers la manipulation de noix de palme ou d'une chaîne de divination, interprètent l'un des 256 chapitres (les Odù) qui contiennent des milliers de versets poétiques, de proverbes et de récits. C'est une quête admirable pour trouver un sens, un ordre et une direction dans un monde complexe.

(Source 1 : L'ouvrage de Wande Abimbola, un éminent universitaire Yoruba et lui-même Babalawo, Ifá: An Exposition of Ifá Literary Corpus, est une source de première main indispensable pour comprendre la profondeur de ce système.)

2. La Fracture : Le Point de Rupture Moral

Cependant, ce système si riche présente une fracture philosophique fondamentale, une faille qui a des conséquences morales profondes : le concept du Destin (Ori).

Dans la pensée Yoruba, avant de naître, chaque esprit humain s'agenouille devant Olodumare pour choisir son "Ori", sa destinée. Cet Ori contient les grandes lignes de sa vie : sa personnalité, sa profession, ses succès, ses échecs, et même le jour de sa mort. Une fois sur terre, l'individu ne fait que dérouler le scénario qu'il a lui-même choisi. La divination Ifá ne sert donc pas à changer ce destin, mais à le découvrir et à s'y aligner au mieux, en apaisant les Orishas qui pourraient l'entraver.

(Source 2 : L'anthropologue E. Bolaji Idowu, dans son livre classique Olódùmarè: God in Yoruba Belief, analyse en détail ce concept de destin pré-natal.)

Et c'est ici que se trouve le point de rupture. Si notre destin est scellé avant même notre naissance, qu'en est-il de notre responsabilité morale ?

  • Si un homme est destiné à être un voleur, peut-on vraiment le tenir pour coupable ? Il ne fait qu'accomplir son Ori.

  • Si un roi est destiné à être un tyran, ses sujets ne doivent-ils que l'endurer comme faisant partie de l'ordre cosmique ?

  • Cette vision du monde peut mener à un fatalisme qui paralyse l'action et dilue la responsabilité personnelle.

De plus, la relation avec les Orishas est une relation de transaction. Pour s'assurer leur soutien, des sacrifices sont nécessaires. Historiquement, comme dans de nombreuses autres cultures, ces sacrifices pouvaient inclure des animaux, mais aussi, dans des cas extrêmes, des sacrifices humains, notamment à la cour de royaumes puissants comme celui d'Oyo. Comment un système peut-il affirmer la valeur de la vie tout en justifiant sa suppression pour apaiser une divinité ?

(Source 3 : L'historien Robin Law, dans The Oyo Empire c. 1600 - c. 1836, documente l'usage des sacrifices humains dans les rituels annuels et les cérémonies funéraires royales.)

3. La Conséquence : Les Cicatrices dans le Présent

Cette fracture originelle n'est pas une simple curiosité historique. Elle a des conséquences très concrètes dans le Nigeria moderne.

  • La Corruption : Le fatalisme peut devenir une excuse facile. "Si je suis destiné à être riche, alors tous les moyens sont bons." La notion d'une responsabilité personnelle devant une loi morale transcendante est affaiblie.

  • La Violence Rituelle : Bien que les sacrifices humains aient disparu, des crimes rituels ("money rituals") persistent, nourris par la croyance qu'il est possible de manipuler les forces spirituelles par le sang pour obtenir la richesse.

  • L'Instabilité Politique : Une vision du monde où le pouvoir est une affaire de destin et de manipulation des forces occultes plutôt que de contrat social et de responsabilité démocratique contribue à l'instabilité politique.

4. La Solution Externe et le Questionnement Final

Et c'est ici que nous devons être radicalement honnêtes. Lorsque les Nigérians aujourd'hui, qu'ils soient chrétiens, musulmans ou laïcs, parlent de "responsabilité personnelle", de "dignité humaine inaliénable" ou de "justice universelle", d'où viennent ces concepts ? Ils ne viennent pas de la vision du monde d'Ifá, qui est basée sur le destin et la négociation.

Ils sont un emprunt, conscient ou non, à la vision du monde judéo-chrétienne. C'est la Bible qui a introduit en Afrique une vision révolutionnaire : celle d'un Dieu qui a créé l'homme libre et responsable de ses choix. C'est la Genèse qui affirme que chaque homme, et pas seulement le roi, est créé à l'Image de Dieu et possède une dignité que nul ne peut violer. C'est l'Évangile qui remplace la négociation avec les esprits par une relation d'amour avec un Père.

Cela nous laisse avec une question cruciale. Une question pour chaque Nigérian fier de son héritage Yoruba, et que je me suis moi-même posée :

Si notre sagesse ancestrale, pour devenir juste et viable au XXIe siècle, est obligée d'emprunter ses concepts les plus fondamentaux de liberté et de responsabilité à la vision du monde biblique... ne serait-ce pas la preuve que la véritable Source de la justice se trouve non pas dans les Odù d'Ifá, mais dans le Dieu de la Bible ?

Quelle est la véritable racine, et quel est le rameau qui a besoin d'être greffé pour porter un fruit qui ne soit pas amer ?