Portrait de la Fracture (14/54) : L'Éthiopie - Entre l'Arche de l'Alliance et le Trône de Salomon

Cet article explore l’âme singulière de l’Éthiopie, forgée par son identification à Israël à travers le Kebra Nagast et la légende de l’Arche de l’Alliance. Héritière d’une dynastie dite salomonide et d’un christianisme ancien enraciné, l’Éthiopie s’est perçue comme une nation élue, gardienne d’une mission divine. Mais cette identité sacrée portait une fracture : l’ethnocentrisme et la hiérarchie imposée par le pouvoir amhara-tigréen, justifiant conquêtes, assimilation et esclavage des peuples du sud.

PORTRAITS DE LA FRACTUREANIMISME

Vérité Le Noir

8/18/20255 min read

Introduction : L'Héritage sous l'Arbre à Palabres

Aujourd'hui, notre voyage nous mène sur les hauts plateaux d'Afrique de l'Est, en Éthiopie, une terre d'histoire millénaire, la seule nation africaine à n'avoir jamais été véritablement colonisée. Pour comprendre son âme unique, nous devons écouter les récits qui ont façonné l'Empire éthiopien, une civilisation qui se perçoit comme un pont entre l'Afrique, l'Orient et le monde biblique. Asseyons-nous à l'ombre de cet héritage exceptionnel, non pas pour le juger avec arrogance, mais pour comprendre honnêtement sa logique. Notre quête reste la même : cette vision du monde, qui a produit une culture si fière et si singulière, nous fournit-elle une boussole morale assez solide pour guérir les profondes divisions qui marquent l'Éthiopie moderne ?

1. Le Trésor : L'Identité d'un Nouvel Israël et la Garde de l'Arche

La plus grande force de la tradition éthiopienne est son identification profonde et unique avec l'histoire d'Israël. Au cœur de l'identité nationale et de l'Église orthodoxe Tewahedo éthiopienne se trouve une épopée fondatrice : le Kebra Nagast ("La Gloire des Rois").

Ce texte sacré raconte la visite de la Reine de Saba (identifiée comme Makeda, reine d'Éthiopie) au Roi Salomon à Jérusalem. De leur union naquit un fils, Ménélik Ier, qui devint le premier empereur d'Éthiopie. À son retour, Ménélik aurait, selon le Kebra Nagast, ramené avec lui le trésor le plus sacré du judaïsme : l'Arche de l'Alliance, qui reposerait depuis dans une chapelle secrète à Aksoum.

Cette histoire, qu'elle soit factuelle ou symbolique, a eu des conséquences immenses :

  • Une Nation Élue : L'Éthiopie s'est perçue non pas comme une nation païenne, mais comme un "Second Israël", une nouvelle Sion, la gardienne de la véritable alliance avec Dieu.

  • Une Dynastie Sacrée : La lignée impériale éthiopienne, la "dynastie salomonide", a revendiqué une descendance directe de Salomon et de David, lui conférant une légitimité divine inégalée sur le continent.

  • Un Christianisme Ancien et Enraciné : Lorsque le pays s'est converti au christianisme au IVe siècle, cette nouvelle foi n'a pas été perçue comme une importation, mais comme l'accomplissement de son héritage israélite. L'Église éthiopienne a conservé des pratiques uniques, comme la circoncision, des interdits alimentaires et le respect du sabbat (samedi), qui témoignent de ce lien profond avec les racines hébraïques de la foi.

(Source 1 : Le Kebra Nagast, traduit par des spécialistes comme E.A. Wallis Budge, est la source primaire indispensable pour comprendre le fondement de l'identité nationale et religieuse éthiopienne.)
(Source 2 : L'historien Edward Ullendorff, dans son ouvrage Ethiopia and the Bible, a analysé en profondeur les liens historiques et culturels entre l'Éthiopie et le monde judéo-chrétien.)

2. La Fracture : Le Point de Rupture Moral

Cependant, cette vision du monde si puissante pour forger une identité nationale unique portait en elle une fracture tragique, la même qui a souvent miné l'histoire de l'Israël biblique : l'ethnocentrisme d'un peuple élu et la justification de la domination.

Si le peuple Amhara-Tigréen, porteur de cette tradition salomonide, est le "véritable Israël", qu'en est-il des dizaines d'autres peuples qui habitent l'Éthiopie : les Oromo, les Somali, les Afar, et les nombreux peuples du Sud ?

  • La Hiérarchie Ethnique : L'histoire de l'Empire éthiopien a été marquée par la domination politique, culturelle et religieuse du nord Amhara-Tigréen sur les peuples du sud et de la périphérie. Ces derniers étaient souvent considérés comme des "païens" (shankella) à conquérir et à "civiliser" par l'assimilation à la culture et à la foi orthodoxe.

  • La Justification de la Conquête : L'expansion de l'empire sous des rois comme Ménélik II à la fin du XIXe siècle a été une conquête militaire brutale des territoires du sud. Cette expansion était justifiée par une idéologie de "destinée manifeste", l'idée que le royaume chrétien avait le droit divin de régner sur les peuples "inférieurs" qui l'entouraient.

  • L'Esclavage comme Institution : L'esclavage était une institution profondément enracinée dans l'Empire éthiopien jusqu'au XXe siècle. Les esclaves étaient principalement issus des peuples conquis dans le sud et à l'ouest, considérés comme extérieurs à la communauté de l'alliance.

(Source 3 : L'historien Bahru Zewde, dans son livre de référence A History of Modern Ethiopia, 1855–1991, analyse en détail l'expansion de l'empire et les tensions ethniques qui en ont résulté.)

Comment un système qui se réclame de l'alliance avec le Dieu de la Bible a-t-il pu reproduire la même faute que l'Israël de l'Ancien Testament : transformer le privilège de l'élection en une justification de l'orgueil et de l'oppression ? C'est la contradiction tragique d'une foi qui oublie que l'élection est pour le service, et non pour la domination.

3. La Conséquence : Les Cicatrices dans le Présent

Les cicatrices de cette fracture historique sont la clé pour comprendre la tragédie de l'Éthiopie moderne.

  • Les Conflits Ethniques : L'Éthiopie est déchirée par des conflits ethniques d'une violence extrême, comme la guerre récente au Tigré ou les tensions persistantes en Oromia. Ces conflits sont l'héritage direct de cette histoire de domination et de ressentiment entre le "centre" impérial et les "périphéries" conquises.

  • La Crise de l'Identité Nationale : Le pays lutte pour définir une identité éthiopienne qui ne soit pas simplement l'hégémonie d'une culture sur les autres. Le fédéralisme ethnique, mis en place pour répondre à ce problème, a souvent exacerbé les divisions.

  • La Persécution des Minorités : Les minorités, notamment dans les régions du sud et de l'ouest, continuent de se sentir marginalisées par l'État central.

4. La Solution Externe et le Questionnement Final

Et c'est ici que nous devons poser la question honnête. D'où vient l'idéal d'une Éthiopie fédérale et démocratique, où Oromo, Amhara, Tigréen et Somali seraient des citoyens égaux, dont les cultures et les langues auraient la même valeur ?

Cette idée ne vient pas de la logique impériale du Kebra Nagast.

Elle est un emprunt au message le plus radical du Nouveau Testament, un message que l'Église éthiopienne, dans sa longue et glorieuse histoire, a parfois eu du mal à pleinement intégrer. C'est l'Évangile qui accomplit et ouvre l'élection d'Israël à toutes les nations. C'est l'apôtre Paul qui annonce que, en Christ, il n'y a "plus ni Juif ni Grec" (Galates 3:28) – ou, dans le contexte éthiopien, "plus ni Amhara ni Oromo". C'est le Christ, le véritable Fils de David, qui ne vient pas pour restaurer un royaume terrestre pour une seule ethnie, mais pour bâtir un royaume spirituel où les murs de la haine sont renversés.

Cela nous laisse avec une question cruciale. Une question pour chaque Éthiopien fier de son héritage unique :

Si notre plus grand récit national, en nous identifiant à Israël, nous a parfois conduits à reproduire son péché d'orgueil et d'exclusion, et si, pour construire une nation en paix, nous sommes obligés d'emprunter au Nouveau Testament l'idée d'une fraternité qui transcende les ethnies... ne serait-ce pas la preuve que garder l'Arche de l'Ancienne Alliance ne suffit pas, et que la seule véritable solution est d'embrasser le Roi de la Nouvelle Alliance ?

Quelle est la véritable "Gloire des Rois" : celle qui domine les autres peuples, ou celle du Roi qui a lavé les pieds de ses disciples et a donné sa vie pour toutes les nations ?