Portrait de la Fracture (10/54) : La Tanzanie - Entre la Fierté Masaï et la Capture du Bétail

Cet article plonge dans la spiritualité et la culture du peuple masaï, centrée sur Enkai, le Dieu unique, et le pacte du bétail. Selon leur tradition, tout le bétail du monde leur a été confié par Dieu, faisant de ces troupeaux bien plus qu’une richesse : un héritage divin. Ce récit a forgé une société fière, résiliente et disciplinée, mais il a aussi nourri une fracture dramatique : la conviction que tout troupeau non masaï est un bien volé, justifiant ainsi les raids violents contre leurs voisins. Cette théologie de l’élection a transformé l’alliance spirituelle en idéologie de domination.

PORTRAITS DE LA FRACTUREANIMISME

Vérité Le Noir

8/18/20255 min read

Introduction : L'Héritage sous l'Arbre à Palabres

Aujourd'hui, notre voyage nous mène dans les vastes plaines du Serengeti et à l'ombre du Kilimandjaro, en terre tanzanienne. C'est le domaine du peuple Masaï, l'un des groupes ethniques les plus célèbres d'Afrique, connu pour sa culture semi-nomade, ses guerriers fiers et son lien profond avec le bétail. Asseyons-nous à l'ombre de leur enkang (village traditionnel) pour écouter avec respect la sagesse qui a permis à ce peuple de prospérer dans un environnement si exigeant. Notre quête reste la même : cette vision du monde, qui a produit une culture si résiliente, nous fournit-elle une boussole morale assez solide pour guider une nation moderne et plurielle comme la Tanzanie ?

1. Le Trésor : La Croyance en un Dieu Unique et le Pacte du Bétail

La spiritualité traditionnelle Masaï est, comme celle de nombreux peuples de la région, fondamentalement monothéiste. Ils croient en un Dieu créateur unique, Enkai (ou Engai), qui est à la fois bienveillant (Enkai Narok, le Dieu Noir de la pluie et de l'abondance) et courroucé (Enkai Na-nyokie, le Dieu Rouge de la sécheresse et de la famine).

Le cœur de la relation entre les Masaï et Enkai repose sur un pacte fondateur. Selon leur mythe de la création, lorsque Dieu a séparé le ciel et la terre, il a fait descendre tout le bétail du monde le long d'une corde en cuir pour le confier au premier Masaï. Le bétail n'est donc pas simplement une source de richesse économique (lait, sang, viande, peaux) ; c'est un héritage divin, un signe de l'alliance entre Enkai et son peuple élu.

Cette vision du monde a produit une culture d'une extraordinaire résilience, fondée sur l'endurance, le courage des guerriers (morans) chargés de protéger les troupeaux, et une connaissance intime de l'écologie de la savane. La vie sociale, structurée par des classes d'âge complexes, est entièrement organisée autour de ce don divin.

(Source 1 : L'ouvrage classique de l'anthropologue Paul Spencer, The Maasai of Matapato, fournit une analyse détaillée de l'organisation sociale et des systèmes de croyance Masaï.)
(Source 2 : Les écrits de Moringe ole Sempeta, un intellectuel Masaï, offrent une perspective interne précieuse sur la signification de la culture et des traditions de son peuple.)

2. La Fracture : Le Point de Rupture Moral

Cependant, ce pacte divin, si puissant pour forger l'identité Masaï, portait en lui une fracture morale aux conséquences dévastatrices pour leurs voisins : le monopole divin sur le bétail.

Si Enkai a donné tout le bétail du monde aux seuls Masaï, quelle est la conclusion logique ? Tout troupeau qui n'est pas en possession d'un Masaï est, par définition, une propriété volée qui doit être récupérée.

Cette conviction théologique a servi de justification religieuse à une pratique centrale de la culture guerrière Masaï : le vol de bétail (eng'wenata) à grande échelle chez les peuples voisins, qu'ils soient agriculteurs comme les Kikuyu ou les Chaga, ou d'autres groupes pastoraux.

  • Une Économie de Prédation : Le raid sur les troupeaux des voisins n'était pas considéré comme un "vol" au sens criminel du terme. C'était un acte légitime, voire un devoir sacré, pour "récupérer" ce qui appartenait de droit divin aux Masaï.

  • La Gloire du Guerrier : Le succès d'un jeune guerrier (moran) était mesuré par sa bravoure lors de ces raids. C'était le principal moyen d'acquérir de la richesse, du prestige et d'obtenir le droit de se marier.

  • La Déshumanisation des "Autres" : Cette logique a inévitablement conduit à une vision du monde où les peuples non-pastoraux, les agriculteurs (Iltorrobo), étaient considérés comme inférieurs, car ils ne possédaient pas le don divin du bétail. Le meurtre d'un non-Masaï lors d'un raid n'avait pas le même poids moral que celui d'un membre de sa propre communauté.

(Source 3 : L'historien Richard Waller, dans son article "The Lords of East Africa: The Maasai in the Mid-Nineteenth Century", analyse en détail le rôle central du raid et de la guerre dans l'économie et la suprématie politique des Masaï à leur apogée.)

Comment un système peut-il être fondé sur une relation avec un Dieu créateur unique tout en justifiant la spoliation systématique de ses voisins au nom de ce même Dieu ? C'est la contradiction d'une théologie de l'élection qui se transforme en une idéologie de la domination.

3. La Conséquence : Les Cicatrices dans le Présent

Les cicatrices de cette fracture historique sont encore visibles dans la Tanzanie et le Kenya modernes.

  • Les Conflits Interethniques : Les vols de bétail restent une source majeure de violence et de conflits meurtriers entre les Masaï et les communautés agricoles voisines, perpétuant un cycle de raids et de représailles.

  • La Marginalisation des Masaï : Paradoxalement, cette culture si fière et si spécialisée a rendu les Masaï vulnérables au changement. Leur résistance à l'agriculture et à l'éducation modernes (vues comme inférieures) a conduit à leur marginalisation politique et économique au sein de l'État moderne.

  • La Question de la Propriété Foncière : Les conflits entre le mode de vie pastoral des Masaï (qui nécessite de grands espaces de pâturage) et les besoins des agriculteurs ou les projets de conservation de la faune sont une source constante de tension politique.

4. La Solution Externe et le Questionnement Final

Et c'est ici que nous devons poser la question honnête. D'où vient l'idéal d'une nation tanzanienne où les agriculteurs Chaga et les pasteurs Masaï sont des citoyens égaux, où la propriété de l'un doit être respectée par l'autre ?

Cette idée ne vient pas de la vision du monde d'Enkai qui a donné tout le bétail aux seuls Masaï.

Elle est un emprunt à la vision du monde judéo-chrétienne. C'est la Bible qui a introduit une idée révolutionnaire : Dieu est le créateur de tous les peuples, et sa bénédiction n'est pas un monopole tribal. Le dixième commandement, "Tu ne convoiteras pas... le bœuf de ton prochain" (Exode 20:17), s'applique universellement, que le prochain soit de sa propre tribu ou d'une autre. C'est l'Évangile qui proclame un "Bon Berger" qui n'est pas venu pour voler les brebis des autres, mais pour donner sa vie pour ses brebis, créant un seul troupeau à partir de toutes les nations (Jean 10).

Cela nous laisse avec une question cruciale. Une question pour chaque Tanzanien, fier de la culture Masaï et aspirant à la paix nationale :

Si la spiritualité ancestrale la plus emblématique de notre nation, en donnant une justification divine au vol de bétail, a planté les graines des conflits qui nous ensanglantent encore aujourd'hui, et si, pour construire une nation en paix, nous sommes obligés d'emprunter à la Bible le principe du respect de la propriété de son voisin... ne serait-ce pas la preuve que l'alliance du bétail était pour une tribu, mais que seule l'alliance du sang du Christ peut fonder la paix entre toutes les tribus ?

Qui est le véritable "Grand Pasteur" : celui qui nous envoie prendre le bétail des autres, ou celui qui nous apprend à vivre en paix avec notre prochain ?